Le Grand Canal du Nicaragua est une concession imposée à un pays vaincu

Entretien de Bernard Duterme du CETRI (Centre d’Etudes Tricontinentales Louvain-la-Neuve – Belgique)

avec Manuel Ortega Hegg, Président de l’Académie des Sciences du Nicaragua (ASN) du 17 mars 2016

 Quelles sont les principales critiques de l’ASN sur le projet du Grand Canal ? N’a-t-il pas un rapport coût/bénéfice positif, n’est-il pas une opportunité unique de développement, de prospérité et d’enrichissement pour le Nicaragua comme l’affirment ses promoteurs ?

Entre 2013 et novembre 2015, l’ASN a réuni cinq forums interdisciplinaires et deux ateliers internationaux sur le projet du canal avec des spécialistes de la communauté scientifique nationale et internationale. L’opinion qui s’en est dégagée fut unanime : le projet n’a pas suivi les bonnes pratiques reconnues internationalement, il fait preuve depuis son approbation de sérieuses déficiences quant à l’information et aux analyses de ses effets et, s’il est réalisé sans correction, il peut provoquer un désastre écologique et social de grande ampleur pour le pays et pour toute la région centraméricaine.

Tout ceci découle directement de l’opacité du processus ayant abouti à la concession et de l’absence d’études rigoureuses sur les risques environnementaux et sociaux susceptibles de démontrer que le rapport coût/bénéfice sera effectivement positif.

Nous critiquons sévèrement l’absence de transparence dans la négociation sur la concession et sur l’adjudication de celle-ci en secret et sans appel d’offres public. Or, selon des experts indépendants, plusieurs éléments de cette concession violent les principes et les droits de la Constitution politique du Nicaragua ainsi que d’autres conventions internationales ratifiées par le pays, comme la convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail qui protège les droits des peuples indigènes. De ce point de vue cette concession ne peut être que défavorable pour le pays.

Nous critiquons aussi la précipitation avec laquelle on veut mettre la concession en application sans donner ni l’information, ni l’espace, ni le temps nécessaire pour que les citoyens et l’investigation scientifique puissent donner leur point de vue de manière indépendante, ce qui serait susceptible d’améliorer la décision prise.

Nous déplorons que le président Daniel Ortega n’ait pas ouvert d’espaces pour le débat et que semble prévaloir l’appât du gain pour l’investisseur, de même que l’agenda politique du gouvernement dominé par le FSLN qui semble pressé d’éveiller du rêve dans l’électorat à la veille des élections présidentielles de novembre 2016. Tout cela sans prendre en compte les risques écologiques, environnementaux et sociaux qui peuvent se révéler catastrophiques si le projet est réalisé dans la précipitation et sans les études rigoureuses et approfondies que requiert un projet de cette envergure.

Il faut se rappeler que le canal serait plus large, plus profond et trois fois plus long que le canal du Panama et impliquerait des ouvrages d’ingénierie jamais réalisés jusqu’à présent, ce afin de permettre le transit des bateaux les plus grands du monde qui ne pourraient pas passer par le canal de Panama après son élargissement.

La concession prévue porte sur une durée de 50 renouvelable pour une autre durée de 50 ans sur simple volonté du concessionnaire et le coût de l’ouvrage est estimé à environ 50 milliards de dollars. Le débat sur un ouvrage de cette ampleur n’a duré que cinq jours à la Commission de l’infrastructure de l’Assemblée Nationale et seules les institutions proches du gouvernement ont pu s’exprimer. En séance plénière de l’Assemblée Nationale, la concession a été approuvée après un débat de 3 heures par la majorité FSLN avec l’abstention de l’opposition.

La communauté scientifique est extrêmement préoccupée par l’absence d’études approfondies et rigoureuses sur les risques liés à un tel ouvrage : possible destruction de la réserve d’eau potable constituée par le plus grand lac tropical du continent américain, le lac Nicaragua ; dommage aux deux régions humides « Ramsar », destruction de la riche biodiversité et rupture du corridor biologique centraméricain. S’ajoute à cela le risque que la région devienne ingouvernable du fait de la rupture du tissu social et de l’ignorance des droits des communautés paysannes et indigènes, ce qui pourrait provoquer, notamment, la disparition de la communauté indigène Bankukuk Tai, la dernière de langue Rama.

Plus préoccupante encore est la validation par surprise par le gouvernement du Nicaragua en novembre 2015 des études de faisabilité environnementale commandées au bureau d’études britannique ERM - et l’autorisation ainsi donnée au concessionnaire de passer à la phase suivante donc à entreprendre les travaux - ce alors qu’ERM avait précisé que les études disponibles n’avaient qu’un caractère préliminaire et qu’elles étaient incomplètes. ERM et l’Académie des sciences du Nicaragua sont d’accord pour dire qu’il faudrait au moins 9 études supplémentaires avant de décider de la faisabilité environnementale et sociale du projet. ERM recommande de ne pas passer à la phase suivante sans prendre en compte le résultat de ces études.

 Que signifie exactement cette concession de 50 ans renouvelable accordée par le Nicaragua à l’entreprise privée chinoise HKND (Hong Kong Nicaragua Canal Developpment) ? Que représente cette concession en termes de responsabilité à partir du début des travaux de creusement jusqu’à sa mise en service en ce qui concerne les risques et le partage des coûts et des bénéfices ?

La concession a été attribuée secrètement et sans appel d’offres à l’entreprise privée chinoise HKND qui avait été créée pour ce projet fin 2012. Cette méga-concession inclut au moins 10 sous projets pouvant être réalisés indépendamment même sans la construction du canal transocéanique lui-même. Ces projets annexes comprennent - entre autres - deux ports, l’un sur la côte Caraïbe et l’autre sur la côte Pacifique, un aéroport, un oléoduc, un « canal sec » (train rapide entre les deux côtes pour le transport des conteneurs), une zone franche, trois installations touristiques, des installations de production d’énergie, des cimenteries.

Le concessionnaire est autorisé à disposer des biens publics et privés de la nation dans n’importe quelle partie du territoire national, ce sans être tenu en contrepartie à des obligations importantes. Par exemple la loi 840 établissant la concession prévoit que les expropriations se feront au prix cadastral et non au prix du marché alors que celui-ci est nettement supérieur.

Cette même loi autorise le concessionnaire à céder ou vendre à une autre entreprise le contrat de concession en totalité ou seulement les projets annexes, à opérer la saisie des infrastructures construites, ce sans consulter le gouvernement du Nicaragua. La zone du canal et les projets annexes ne sont pas soumis aux juridictions civiles, pénales et administratives du pays. Le concessionnaire est exempté des impôts nationaux et locaux et n’a pas d’obligation envers le pays en cas d’abandon du projet.

En contrepartie, il est prévu que l’Etat du Nicaragua recevra une redevance annuelle de 10 millions de dollars pendant 10 ans, 1% par an de la valeur des actions d’HKND jusqu’à atteindre 100 %, l’attribution des immeubles et infrastructures à la fin du contrat et des contrats de travail pour les Nicaraguayens que le concessionnaire estime présentement à un nombre qui ne serait pas supérieur à 25.000.

Les spécialistes indépendants qui ont analysé le contrat concession ont conclu à un parfait déséquilibre entre les droits et les obligations des deux parties, et ceci aux dépens du Nicaragua. Le poète Ernesto Cardenal a dit que cette concession ressemble plus à un traité de guerre imposé à un pays vaincu qu’à un contrat entre égaux.

 Que pensent les Nicaraguayens de ce projet de canal ? Ne représente-il pas une fierté ou une espérance pour la majorité d’eux ? Ce mégaprojet n’est-il pas un instrument de réélection que le président actuel Ortega « offre » au Nicaragua ? (pour un 4ième mandat de 5 ans)

Ce que je voudrais dire en premier c’est qu’il y a une grande méconnaissance de la réalité de la concession du canal parmi la population due au fait que le gouvernement a seulement fait de la propagande sur les bienfaits supposés, en occultant les risques et les menaces, ceci grâce à son contrôle sur les médias du pays. Les arguments de la propagande gouvernementale furent que le canal générera tant de postes de travail que les travailleurs nicaraguayens ne seront pas suffisants et qu’il faudra faire appel aux travailleurs des pays voisins. L’autre argument fut que le canal sortira le Nicaragua de la pauvreté. Dans un pays de 6 millions d’habitants, qui, par manque d’opportunités, voit partir plus d’un million de jeunes migrants et où 75% des travailleurs se voient obligés de créer leur propre emploi sur le marché informel pour pouvoir survivre, cette propagande a fait de l’effet et c’est ainsi qu’une majorité de Nicaraguayens voient un espoir dans ce mégaprojet.

Cependant, la paysannerie directement affectée a réagi par un total refus de cette concession et malgré les intimidations, le chantage, des tromperies, des menaces et la répression directe, le gouvernement n’a pas réussi à désarticuler la résistance d’un mouvement paysan qui a déjà réalisé 57 manifestations contre le canal, dont 3 marches nationales.

A cela on doit ajouter que d’autres projets comme la monoculture de palme africaine, le projet hydroélectrique Tumarin, - même s’il n’a pas été réalisé - ont eu comme résultat la migration interne de paysans expropriés ou déplacés vers des territoires communaux indigènes et des zones protégées, ce qui a aggravé les problèmes environnementaux et les conflits interethniques et conduit le pays à une plus grande instabilité et à une difficulté de gouvernance.

 En termes de géopolitique : ce nouveau canal à travers le Nicaragua ne s’impose-t-il pas comme une alternative chinoise et latino-américaine à la voie panaméenne et aux intérêts et à l’influence des Etats-Unis dans la région ?

Objectivement c’est ainsi, mais il faut dire que les relations inextricables des capitales n’ont pas de frontières et ont tendance aujourd’hui à estomper les influences géopolitiques des pays, ce qui ne veut pas dire que ces derniers n’ont plus de sens. Quelques-uns ont vu le canal du Nicaragua comme une réponse chinoise à la présence nord-américaine dans la région Asie-Pacifique. Une des choses que ni le gouvernement du Nicaragua, ni le concessionnaire n’ont voulu rendre publiques, c’est leur plan de négoce. Cependant certaines études indépendantes paraissent converger en indiquant que le canal n’est pas rentable commercialement pour le Nicaragua. Encore moins maintenant puisque le réchauffement climatique et ses effets sur la fonte des glaces permettent de penser à l’ouverture permanente de la route de passage par l’Arctique et quelques études voient cette possibilité à relativement court terme. Dans ces conditions, la route du canal du Nicaragua n’aurait du sens que pour des raisons géostratégiques de la part d’un pays émergeant comme la Chine.

 Est-ce que le canal du Nicaragua verra le jour ? Quels obstacles se présentent à ce jour : les capacités techniques et financières de ses promoteurs ou les plaintes, les oppositions et luttes des populations affectées ?

Le futur de ce mégaprojet ne paraît pas très clair. Quelques-uns font remarquer que le fait que le canal ne soit commercialement pas rentable tend à démontrer que le vrai intérêt de l’entreprise chinoise n’est pas le canal humide, mais plutôt d’établir une plateforme de négoces de la Chine dans le centre du continent américain et c’est cela l’objectif des projets annexes. La baisse actuelle de l’économie chinoise, et pire encore, la diminution extraordinaire à la bourse chinoise de 85% de la fortune de M. Wang Jing, PDG de HKND, concessionnaire du canal accrédite cette position.

S’ajoute à cela l’opposition ferme des paysans et des communautés indigènes affectés par le mégaprojet.

Dans l’opinion des experts, ce projet n’a jusqu’à présent pas démontré sa capacité d’être économiquement faisable, viable sur le plan de l’environnement, ni socialement bénéfique. Quoi qu’il advienne, ce qui paraît clair c’est que les pauvres du Nicaragua ne profiteront pas de ces modèles de croissance fondés sur des mégaprojets qui protègent avant tout les intérêts des transnationales et de leurs associés locaux.

L’expérience des mégaprojets montre qu’ils s’opposent et même empêchent le développement endogène soutenable et qu’ils aggravent les problèmes écologiques et sociaux de notre planète, en créant plus d’inégalités et de pauvreté.